Les téléviseurs connectés à internet : impact sur la réglementation audiovisuelle

Par Kim BENISTI et Yannis LEFEVRE 

On a vu que tout récemment, Google s’est engagé dans un processus de règlement amiable avec la Commission européenne, dans le cadre d’un litige concernant le droit de la concurrence. Il s’agit d’un problème devenu classique, qui reflète parfaitement la situation du téléviseur connecté : l’arrivée de nouveaux acteurs, de géants d’Internet, de nouvelles technologies, qui viennent bouleverser tout un secteur et toute sa réglementation.

La télévision connectée, qu’est ce c’est ? Il s’agit d’un service qui est relativement nouveau, qui a une définition très large. La télévision connectée, c’est d’abord être capable de regarder les chaines de télévision sur un autre support matériel que la télévision. Regarder la télévision sur son ordinateur, sur son smartphone, sur sa tablette. C’est à dire être capable de regarder la télévision en passant sur Internet, et qui s’est développé il y a déjà quelques années avec la télévision de rattrapage (le replay), les services de la vidéos à la demande (VOD), ou le streaming, ie la télévision en direct.

Mais c’est aussi, et c’est là la nouveauté, l’apparition de ce qu’on appelle les Smart TV. Les Smart TV sont des télévisions qui sont elles mêmes connectées à Internet. Soit par un boitier intégré, soit en passant par un boitier séparé, en WIFI, ou en connexion filaire. Elles permettent toutes ces fonctionnalités que je viens de citer, mais également utilisent un service d’application, un peu comme celui sur Smartphone. Ce qui fait que sur sa télévision, on peut donc désormais scinder son écran, regarder la télévision, surfer sur Internet, regarder ses mails, la météo, etc.

Les téléviseurs connectés ont un impact assez limité : on chiffre à peu près 10% en Europe l’utilisation des fonctionnalités offertes. Mais un secteur en pleine expansion, et à très fort potentiel, avec un marché qui a une très forte demande, encore insatisfaite, qui se chiffre en milliards d’euros.

Les TV connectées s’inscrivent dans un contexte de ce que la Commission européenne appelle la convergence des médias. C’est à dire que les supports classiques sont aujourd’hui connectables à Internet : on peut aller sur Internet avec son smartphone, sa console de jeux, et aujourd’hui sa télévision.

Mais la Commission européenne insiste, dans son rapport du 24 avril 2013, sur le fait qu’on a en Europe, une fragmentation du marché. Que la TV connectée étant typiquement une nouvelle technologies, on a un éclatement des règles au sein de l’UE, qui fait que les US sont en train de s’imposer sur le marché européen. Et en tant que nouvelle technologie, la TV connectée est arrivée sans que des règles spécifiques lui soit applicables, donc il fallu trouver des solutions.

En effet, les décideurs européens ont pris conscience de ce vide juridique et ont décidé d’élargir le champ d’application de la directive Télévision Sans Frontières de 1989 par l’adoption de la directive Services de Médias Audiovisuels en 2007. Modernisant les règles existantes qui s’appliquent aux services linéaires (c’est à dire les services de radiodiffusion télévisuelle), la directive s’applique également aux services dits « non linéaires », autrement dit à la demande. Mais le problème réside dans le fait que ces nouveaux acteurs ont la possibilité d’échapper au cadre réglementaire actuel, remettant en cause ainsi l’équilibre établi entre les concurrents.  Cela nous amène à nous demander si L’ACTUELLE RÉGLEMENTATION AUDIOVISUELLE EST SUFFISAMMENT ADAPTÉE AU SERVICE ÉMERGENT DU TÉLÉVISEUR CONNECTÉ À L’INTERNET.

La situation actuelle aboutit aujourd’hui à une réglementation à deux niveaux insuffisante, aux dépens des acteurs de l’audiovisuel classique/linéaire (I), ce qui justifie la nécessité d’une modernisation de la réglementation (II).

   I.         UNE REGLEMENTATION A DEUX NIVEAUX

A)           LA REGLEMENTATION AUDIOVISUELLE BOULEVERSEE PAR L’ARRIVEE DU TELEVISEUR CONNECTE

– LES RÈGLES DÉONTOLOGIQUES

Depuis la fin du monopole d’Etat et l’entrée de nouveaux acteurs privés dans le paysage de l’audiovisuel dès 1981, il est décidé d’établir une réglementation.

Dans cette optique, l’autorité administrative indépendante du Conseil supérieur de l’Audiovisuel est créé en 1989. Il a pour mission principale de veiller à l’exercice de la liberté de communication audiovisuelle (dégagé par le premier article de la loi du 30 septembre 1986) et au respect de règles d’ordre déontologique  et économique. Au départ, il s’agit bien de garantir la liberté de principe qui ne sera limitée que de manière exceptionnelle.

La liberté de principe n’est pas absolue – L’ensemble des programmes diffusés par les chaînes ont notamment l’obligation de respecter la dignité humaine et l’ordre public. Le pluralisme et l’honnêteté de l’information ainsi que de garantir la protection de l’enfance et de l’adolescence fac à la violence, de l’érotisme, de la pornographie et de toute pression publicitaire à la télévision.

Ces principes s’appliquent pour la TV connectée en principe par l’application de la Directive SMA – l’article 3 de la directive prévoit notamment pour les services de médias audiovisuels à la demande , que des mesures qui dérogent à la liberté de réception et de transmission peuvent être prises par un Etat membre notamment enfin de protéger l’ordre public, la santé publique et la protection des consommateurs.

Mais en plus de règles d’ordre déontologique, la réglementation audiovisuelle classique intervient dans le domaine économique.

– LES RÈGLES ECONOMIQUES

L’objectif général de la réglementation audiovisuelle est d’assurer une pluralité et une diversité culturelle. Concrètement, ça se traduit par des règles en matière de concurrence. A ce titre, le CSA va travailler main dans la main avec l’Autorité de la Concurrence. Et ensemble ils vont essayer de traquer les pratiques anticoncurrentielles, les abus de position dominante, et les problèmes de concentration.

La TV connectée va s’inscrire dans ce contexte, et bouleverser la concurrence actuelle. Je vais prendre l’exemple de Google. Google a fait une expérimentation dans quelques villes américaines et au Canada, pour devenir un fournisseur d’accès internet, et a proposé un service à très haut débit, et très cher. Une activité qu’elle pourrait développer sur le long terme, même si il n’en est pas encore vraiment question.

Sur ce graphique, on voit que Google pourrait donc être à la fois un fournisseur d’accès Internet. Qu’il peut produire des programmes de télévision (avec Youtube). Que ces programmes peuvent être diffusé par Google, avec Youtube. Et qu’on va pouvoir regarder ces programmes sur la Google TV, la Smart TV de Google. On voit clairement un problème de concurrence, dans la chaine verticale.

Dans une lettre ouverte, publiée en 2012 par Lemonde, Le PDG de Canal, Bertrand Méheut a dénoncé une concurrence déloyale.

(Une concurrence déloyale qui se fait aussi ressentir en matière de fiscalité. Les acteurs de la télévision sont soumis à différentes taxes : la taxe Cosip pour les chaines de télé, la taxe télécom pour les box, qui financent le cinéma français, et la suppression de la pub le soir sur les chaines publiques. Problème est que ces règles fiscales actuelles sont inadaptées, en ce qu’elles ne vont pas s’appliquer aux nouveaux acteurs de la TV connectée. ).

Donc non seulement les téléviseurs connectés bouleversent l’ordre juridique déjà existant en matière audiovisuel, mais il va en plus avoir pour conséquence de transposer des problématiques déjà existantes.

B) LES PROBLEMATIQUES LIEES A INTERNET TRANSPOSEES AU TELEVISEUR CONNECTE

– PROBLÉMATIQUES

L’entreprise YAHOO ! vient d’annoncer une réorganisation de ses activités en Europe, décidant ainsi que l’entité irlandaise du groupe était désormais sa base sur le continent. Officiellement, la décision de Yahoo ! ne répond pas à un motif fiscal. Elle viserait à profiter le groupe d’une législation sur la protection des données plus favorable. Mais elle a pour effet de vider les différentes entités européennes de la société (dont la française) de leur base imposable, et de la transférer là où est plus favorable fiscalement. Yahoo suit ainsi le mouvement initié par les autres géants de l’Internet comme Google, Apple, Facebook, Microsoft ou Amazon qui ont) fait le choix plus tôt de fuir la législation  française. Cela vient à affaiblir au final les acteurs nationaux qui seront eux, soumis à la réglementation nationale, et à déséquilibrer la concurrence classiquement établie.

De plus si les acteurs de la TV connectée à internet (notamment ceux de la Télévision de rattrapage) avaient été en France, ils auraient payé un certain nombre de taxes françaises ayant servi au financement pour les œuvres cinématographiques françaises et européennes. Notamment la Taxe COSIP (comité de soutien aux programmes audiovisuels) reversée au CNC (centre national de cinématographie) permettant le développement de ce secteur et la promotion d’œuvres audiovisuelles françaises à l’international.

Les acteurs classiques souffrent également de l’érosion des revenus des créateurs et diffuseurs liée à la fragmentation des offres et des demandes qui ont tendance à baisser. C’est surtout lié au développement du piratage et des procédés de détournement des écrans dont profitent les acteurs émergents. Cette érosion viendra affaiblir les parts d’audience qui mèneront en conséquence à la réduction de la valeur des plages publicitaires, créant ainsi un déséquilibre considérable.

– PROBLÉMATIQUES

Idée de montrer ici que la TV connectée va transposer et accentuer des problèmes qu’on connaissait déjà sur internet, des violations de la réglementation actuelle. C’est typiquement le cas des violations des droits d’auteurs. Qui sont très multiples et qu’on connait : passe du contenu sans droit sur Youtube, du contenu en streaming, jusqu’au piratage. La TV connectée va transposer ces problèmes, elle va même faciliter la violation de ces droits. Avec la TV connectée, on a un nouveau moyen de violer les droits d’auteur.

Ca accentue également les possibilités de commettre des pratiques délictuelles, des escroqueries, des fraudes, mais aussi de commettre des atteintes à toute la réglementation relative aux données personnelles.

Dans toutes les propositions, les recommandations qu’on peut trouver, on a conscience de ce problème. Et donc l’idée c’est d’avoir une réglementation applicable à la TV connectée qui apporte des solutions à ce genre de violations des droits, et impose des obligations particulières aux nouveaux acteurs de la TV connectée. Mais les choses étaient plus simples auparavant : il est plus facile d’avoir la main mise sur un service linéaire, que sur un service non linéaire, qui laisse une part de liberté au consommateur, qui est donc plus difficile à contrôler.

Donc on voit vraiment la limite : on n’arrive pas à régler ce genre de pratique sur Internet, on imagine difficilement comment on peut régler ces problèmes, à travers la TV connectée. Donc malheureusement, pour l’instant, la TV connectée est un nouveau moyen de violer la réglementation audiovisuelle en vigueur.

Donc on voit que la TV connecté a des conséquences importante sur la réglementation audiovisuelle, et qu’on essaye, de manière assez peu satisfaisante encore, de trouver des solutions.

II – LA NECESSITE D’UNE MODERNISATION DE LA REGLEMENTATION

A) UNE VOLONTÉ D’ÉLARGIR LA RÉGLEMENTATION ACTUELLE

– PROPOSITIONS QUI VISENT A GARANTIR LA CONCURRENCE LOYALE

La directive SMA (Services de Médias Audiovisuels) du 11 décembre 2007 modifie et modernise celle de 1989 dite TSF (Télévision Sans Frontières). Comme je l’ai dit précédemment, la définition de services de médias audiovisuels a été revue, ajoutant aux services linéaires les services non-linéaires,  couvrant ainsi le champ de la télévision connectée à internet. Alors qu’elle introduit un cadre réglementaire aux services non linéaires (notamment en matière de publicité), la directive tient à imposer un équilibre en décidant d’assouplir le régime des services linéaires.

Compte tenu de l’installation d’un certain nombre de groupes américains sur des territoires plus favorables fiscalement, le gouvernement actuel a exprimé son souhait d’inclure à l’assiette de la taxe COSIP les recettes générées par l’exploitation des services de télévision de rattrapage dans le projet de loi de finances rectificative du 13 novembre 2013. La loi de finance publique a été  promulguée le 30 décembre 2013 avec 2 axes principaux:

– appliquer la taxe de redevance pour le cinéma aux services de vidéo à la demande (une des fonctionnalités de la TV connectée)

– les soumettre même s’ils sont à l’étranger si ces vidéos sont accessibles depuis la France.

– PROPOSITIONS QUI VISENT À PROTÉGER LE CONSOMMATEUR

On a aussi beaucoup de propositions qui visent à protéger le consommateur. On a à la fois l’idée d’alléger la réglementation qui pèse sur les acteurs traditionnels de la télévision, et l’idée l’alourdir la réglementation sur les nouveaux acteurs, qui jusque là bénéficiait d’un quasi vide juridique.

Donc on retrouve, parmi les propositions du CSA de décembre 2012 des propositions très générales, très vagues. Des propositions qui visent à rendre la TV connectée accessible au consommateur français et européen, ce qui suppose des normes techniques prises en ce sens. Des propositions pour réaffirmer les principes déontologiques, avec donc à la fois une protection des mineurs, et une protection des données personnelles, en travaillant activement avec la CNIL.

Concernant la publicité, les services linéaires sont soumis à une réglementation stricte : en terme de quantité (directive SMA impose un maximum de 12 mn de pub par heure), et en terme de qualité (certains produits pour lesquels la pub est interdite, et faut vérifier que le contenu est accessible aux mineurs).

Mais les services non linéaires, comme la TV connectée, sont soumis à un régime plus souple, bcp moins stricte. D’abord ils ne sont pas limités en terme de temps. Ensuite ils vont utiliser des pratiques commerciales déguisées, notamment avec des bandeaux publicitaires, qui ne sont pas considérés comme des publicités au sens classique du terme.

Et surtout il y a le problème des publicités comportementales en ligne, et en vidéos. C’est à dire des publicités qui se basent sur des informations obtenues par les cookies, pour être individualisées et ciblées au consommateur. A ce titre, l’Union européenne a pris des mesures concrètes, mais qui restent limitées. On voit, dans un rapport remis tout récemment, le 27 janvier 2014, par l’EDAA (European Interactive digital advertising Aliance) sur le Online Behavioural Advertising (publicité comportementale) qu’il y a eu quelques mesures. Par exemple la création d’une plate forme d’information (youronlinechoices.ue), et la création de labels (Evidon et TRUSTe), qui permettraient de s’assurer du respect de la réglementation sur les données personnelles. Des mesures qui sont à appréhender avec bcp de prudence.

B) UNE VOLONTE À UN STADE EMBRYONNAIRE

– UN DROIT MOU

Un état embryonnaire qui conduit nécessairement à critiquer l’état actuel de la réglementation. On a certes, beaucoup de volonté, mais on n’a finalement rien de concret. La seule chose concrète qu’on a pu citer, c’est la loi de finances rectificatives, qui date d’il y a à peine un mois. Donc on reste à un stade où les choses n’ont pas avancé, et on n’a pas de réel impact juridique. On a simplement des recommandations, des avis, des lignes directrices, des propositions, c’est à dire seulement du droit mou, sans réelle valeur juridique.

Dans les différents rapports de la Commission, on voit bien qu’elle incite à l’autorégulation. C’est à dire laisser faire, laisser les acteurs se concerter et aboutir eux mêmes à des solutions. Mais il est assez facile de voir que l’autorégulation n’a pas été très efficace jusqu’à présent, qu’on est toujours dans la même situation instable, et qu’il y a finalement une frontière assez fine entre autorégulation et anarchie.

La Commission va même jusqu’à se demander s’il est toujours intéressant de continuer à faire la distinction entre les services linéaires et les services non linéaires. Elle se demande s’il ne serait pas mieux de refondre tout le système. Donc on est amené à penser que finalement, la solution pourrait être, pour ce qui concerne la TV connectée, et les autres services non linéaires, non pas de continuer à élargir la réglementation audiovisuelle, mais d’avoir une réglementation propre, avec une forte coopération internationale.

– AU NOM DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

La volonté d’élargir la réglementation audiovisuelle aux services de médias non linéaires se trouve à un stade embryonnaire simplement parce qu’elle est aussi confrontée à l’internet, outil à portée démocratique qui permet en principe à tout un chacun d’échanger librement et gratuitement. Il en est du devoir des décideurs nationaux de promouvoir la liberté régie par et sur internet. Premier amendement de la constitution américaine, article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, articles 10 et 11 de la DDHC de 1789, la liberté d’expression est mondialement reconnue et protégée.

Dans ces conditions, comment imposer aux acteurs de l’internet des contraintes ? et comment ? la question reste en suspens mais ce qu’il est clair c’est que cela ne peut pas se faire aux dépens de la liberté d’expression.

La neutralité du net est aussi en péril lorsqu’il s’agit de contrôler le contenu des vidéos diffusée à travers le téléviseur connecté à internet.

A ce titre, le débat sur la neutralité du net a été relancé lorsqu’il était question de facturer la qualité de service via l’activité de DEEP PACKET INSPECTION, technologie analysant le trafic internet permettant au départ la sécurisation des réseaux pourra permettre aussi le filtrage de la diffusion de certains contenus jugés néfastes.

Sarah ABDELMALEK

Présidente de l’association du Master 2 Droit des nouvelles technologies et société de l’information – promotion 2014.