CJUE, 3 juillet 2012, USEDSOFT GmbH c. ORACLE International Corp

Par Johanna SAKHOUN et Sarah ABDELMALEK

L’arrêt USEDSOFT c. Oracle rendu le 3 juillet 2012 par la CJUE a permis à la Cour de préciser le régime juridique relatif à la protection des programmes d’ordinateurs.

En l’espèce, Oracle est une entreprise américaine qui développe et commercialise des programmes d’ordinateur à 85% par téléchargement sur son site internet, est titulaire des droits d’utilisation exclusifs de ces programmes. Le client acquiert une licence d’utilisation – non cessible et réservée à un usage professionnel – qui lui permet d’une part de télécharger le programme et d’autre part de le stocker sur un serveur en y donnant accès à 25 utilisateurs à partir de leurs postes de travail.

Cette société assigne Usedsoft, entreprise allemande, afin de lui faire interdire de commercialiser des licences d’occasion rachetées pour ensuite les mettre à disposition d’autres utilisateurs sur la base d’un contrat de licence d’occasion, au motif d’une part que selon les termes de ses contrats, le droit d’utilisation des programmes n’est pas cessible et qu’en conséquence les clients d’Oracle ne sont pas autorisés à transmettre aux clients d’UsedSoft, la possibilité de les exploiter et d’autre part, que le principe d’épuisement des droits ne s’applique pas aux licences d’utilisation de programmes téléchargés via internet.

La Cour suprême fédérale allemande qui avait à connaître de ce litige en dernier ressort, a saisi la Cour de justice afin qu’elle interprète la directive concernant la protection juridique des programmes d’ordinateurs.

La question était donc de savoir si un éditeur de logiciels, tel qu’Oracle, peut empêcher son acheteur initial de revendre son logiciel par voie dématérialisée ? 

La Cour de justice, qui s’est prononcée en faveur d’Usedsoft, estime qu’au regard des articles 4 et 5 de la directive 2009/24 « le droit de distribution de la copie d’un programme d’ordinateur est épuisé si le titulaire du droit d’auteur, qui a autorisé […] le téléchargement de cette copie sur un support informatique au moyen d’Internet, a également conféré, moyennant le paiement d’un prix […], un droit d’usage de ladite copie, sans limitation de durée. »

Ainsi, nous étudierons d’une part, l’extension du principe d’épuisement du droit de distribution à la première vente (I) et d’autre part, l’étendue des droits conférés à l’ « acquéreur légitime » de cette licence de logiciel (II).

I.               L’extension du principe d’épuisement du droit de distribution à la première vente

A.    La notion d’épuisement des droits à la première vente

L’article L 122-6 du Code de la propriété intellectuelle – tel qu’il résulte de la loi du 10 mai 1994 qui transpose une directive du 14 mai 1991 – rédaction calquée sur celle de l’article 4 de la directive 2009/24 – dispose que : (…) « la première vente d’un exemplaire d’un logiciel dans le territoire d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen par l’auteur ou avec son consentement épuise le droit de mise sur le marché de cet exemplaire dans tous les États membres à l’exception du droit d’autoriser la location ultérieure d’un exemplaire ».

En d’autres termes, la première vente “dans le territoire d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen” épuise le droit de distribution “dans tous les États membres”.

Rappel : le droit de distribution résulte du droit communautaire. La directive 2001/29 harmonise au bénéfice des auteurs le droit exclusif de distribution au public de l’original de leurs œuvres ou de leurs copies

Selon la doctrine, l’objectif de cette règle est d’interdire les restrictions à la commercialisation que le fournisseur originaire serait tenté d’imposer à ses contractants et qui pourraient avoir pour effet un morcellement du marché.

Dans une décision du 12 novembre 1996, le tribunal de commerce de Créteil a, pour la première fois, appliqué cette disposition. En l’espèce, la société Microsoft commercialisait des mises à jour des logiciels de Microsoft Office, sous la condition, imposée à ses distributeurs et revendeurs, de solliciter de tout acheteur la justification d’un achat de la version antérieure du logiciel. La société Microsoft assigna en contrefaçon la société Direct Price pour n’avoir pas respecté ces règles. Le tribunal de commerce a considéré qu’au regard de l’article L. 122-6, 3° du Code de la propriété intellectuelle, l’auteur ne peut plus, après la première vente de l’exemplaire “imposer de conditions de commercialisation sur le fondement du droit d’auteur”, sauf accord contractuel particulier. Ainsi, selon les juges, en l’absence de lien contractuel avec la société Direct Price, la société Microsoft ne pouvait lui imposer des restrictions de commercialisation, pour ces logiciels dont la première vente avait été effectuée par l’auteur.

En l’espèce, la CJUE va plus loin. Elle estime que lorsque le titulaire du droit d’auteur met à la disposition de son client une copie et conclut en même temps, contre paiement d’un prix, un contrat de licence accordant au client le droit d’utiliser cette copie, ce titulaire vend cette copie et épuise ainsi son droit exclusif de distribution.

B.    La portée de ce principe

Dans l’arrêt USEDSOFT, la Cour de justice rappelle que « La vente est, selon une définition communément admise, une convention par laquelle une personne cède, moyennant le paiement d’un prix, à une autre personne ses droits de propriété sur un bien corporel ou incorporel lui appartenant » (pt 42).

Or le téléchargement d’une copie d’un programme d’ordinateur et la conclusion d’un contrat de licence d’utilisation se rapportant à celle-ci forment un tout indivisible qui doit être envisagé globalement (pt 44), et cet ensemble vise à rendre la copie du logiciel utilisable par le client, de manière permanente, moyennant le paiement d’un prix destiné à permettre au titulaire du droit d’auteur d’obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de la copie de l’œuvre dont il est propriétaire, de sorte qu’il implique le transfert du droit de propriété de la copie du programme d’ordinateur concerné (pts 45 et 46), sans qu’il y ait lieu de s’attacher aux modalités de la mise à disposition (par le truchement d’un support matériel ou par téléchargement) (pt 47).

Selon Oracle, le principe d’épuisement des droits ne s’appliquait pas aux licences d’utilisation de programmes téléchargés via internet.

Toutefois, la CJUE, à la lumière de la directive, estime que lorsque le titulaire du droit d’auteur met à la disposition de son client une copie – matérielle ou immatérielle – et conclut en même temps, contre paiement d’un prix, un contrat de licence accordant au client le droit d’utiliser cette copie, ce titulaire vend cette copie et épuise ainsi son droit exclusif de distribution.

Par ailleurs, la Cour indique que : « le contrat de maintenance conclu par le premier acquéreur ne saurait empêcher l’épuisement de déployer ses effets, dès lors que “les fonctionnalités corrigées, modifiées ou ajoutées sur la base d’un tel contrat font partie intégrante de la copie initialement téléchargée et peuvent être utilisées par l’acquéreur de celle-ci sans limitation de durée” (pt 67).

En d’autres termes, même si le contrat de licence interdit une cession ultérieure, le titulaire du droit ne peut plus s’opposer à la revente de cette copie (vendue telle que corrigée et mise à jour).

Ainsi, cet arrêt étend le principe selon lequel le droit exclusif de distribution d’une copie d’un programme d’ordinateur couverte par une licence, s’épuise à sa première vente.

En effet, la Cour indique que ce principe s’applique non seulement lorsque le titulaire du droit d’auteur commercialise les copies (vendues telles que corrigées et mises à jour) de ses logiciels sur un support matériel (DVD) mais également lorsqu’il les distribue par téléchargement à partir de son site internet.

II- L’extension des droits conférés à l’ « acquéreur légitime »

A.    La notion d’acquéreur légitime

La CJUE affirme que le « second acquéreur de ladite licence ainsi que tout acquéreur ultérieur de cette dernière pourront se prévaloir de l’épuisement du droit de distribution prévu à l’article 4, paragraphe 2, de cette directive et, partant, pourront être considérés comme des acquéreurs légitimes d’une copie d’un programme d’ordinateur, au sens de l’article 5, paragraphe 1, de ladite directive, et bénéficier du droit de reproduction prévu à cette dernière disposition ».

La Cour ajoute qu’un «  contrat de maintenance en tant que contrat de prestation de service dissociable de la vente, permet à l’acquéreur de la copie d’un programme d’ordinateur de bénéficier des fonctionnalités corrigées, modifiées ou ajoutées car elles font partie intégrante de la copie ».  Par cela, on comprend que l’acquéreur de la copie peut bénéficier de la version corrigée du programme.

Enfin, elle estime que cet acquéreur est habilité à reproduire le logiciel pour l’utiliser d’une manière conforme à sa destination (pt 80), et il en va ainsi nonobstant la clause conférant au client initial un droit d’utilisation “non cessible” (pt 84).

Le service de téléchargement offert par Oracle pourrait s’analyser comme étant attaché à la licence et non au licencié.

Ces principes donnent aux acquéreurs suivants la même qualité que l’acquéreur initial c’est-à-dire celle d’ « acquéreur légitime » que l’on retrouve à l’article 5 § 1 de la Directive 91/250 du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur. Cet article leur donne la possibilité d’utiliser le logiciel sans autorisation préalable du titulaire du droit d’auteur : « Sauf dispositions contractuelles spécifiques, ne sont pas soumis à l’autorisation du titulaire les actes prévus à l’article 4 points a) et b) lorsque ces actes sont nécessaires pour permettre à l’acquéreur légitime d’utiliser le programme d’ordinateur d’une manière conforme à sa destination, y compris pour corriger des erreurs. ».

L’article 4 point a et b dispose ainsi que « les droits exclusifs du titulaire au sens de l’article 2 comportent le droit de faire et d’autoriser :

a) la reproduction permanente ou provisoire d’un programme d’ordinateur, en tout ou en partie, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit. Lorsque le chargement, l’affichage, le passage, la transmission ou le stockage d’un programme d’ordinateur nécessitent une telle reproduction du programme, ces actes de reproduction seront soumis à l’autorisation du titulaire du droit ;

b) la traduction, l’adaptation, l’arrangement et toute autre transformation d’un programme d’ordinateur et la reproduction du programme en résultant sans préjudice des droits de la personne qui transforme le programme d’ordinateur».

Selon la Cour, empêcher l’utilisation effective de toute copie d’occasion à l’égard de laquelle le droit de distribution a été épuisé, priverait d’effet utile l’épuisement du droit de distribution prévu à l’article 4§2 de la directive 2009/24.

En droit français : L’article L. 122-6-1 du Code de Propriété Intellectuelle dispose que l’acquéreur légitime est « la personne ayant le droit d’utiliser le logiciel » parce qu’elle bénéficie d’une licence et se sert du logiciel conformément à sa destination.

Cassation, Civile 1ère, 1er juillet 1997 : il s’agissait en l’espèce d’une société de prestations de services informatiques qui établissait les fiches de paie pour le compte de ses propres clients avec le logiciel qu’elle tenait elle même de son fournisseur. La cour de cassation a estimé qu’une société informatique ayant le droit d’utiliser un logiciel pouvait également l’utiliser au profit de sa propre clientèle.

B.    Des limites critiquables

Cette décision de la CJUE valide la « revente » de logiciels d’occasion et estime que, si la revente du logiciel par ses titulaires successifs échappe à l’éditeur, ces reventes sont soumises à certaines limites.

1ère limite : Il faut que soit constaté l’épuisement des droits de l’éditeur

C’est une notion centrale en droit d’auteur. Le marché unique européen exige qu’un produit ou un service mis en libre pratique dans l’un des pays de l’Union soit librement importé ou exporté dans tous les autres pays de l’Union.

C’est ainsi que le titulaire de droits de propriété intellectuelle afférents à un bien (en l’espèce un logiciel) ne peut pas s’opposer à la revente de ce bien, une fois qu’il a été introduit sur le marché communautaire avec son autorisation.

2ème limite : Il faut que les logiciels revendus aient été désinstallés des matériels du vendeur d’occasion

La CJUE  dans son arrêt affirme que : « L’acquéreur initial, d’une copie matérielle ou immatérielle d’un programme d’ordinateur pour laquelle le droit de distribution du titulaire du droit d’auteur est épuisé doit rendre inutilisable la copie téléchargée sur son propre ordinateur au moment de la revente » d’où il résulte que si la licence acquise par le premier acquéreur porte sur un nombre d’utilisateurs dépassant ses besoins, « cet acquéreur n’est pas autorisé, par l’effet de l’épuisement (…) à scinder cette licence et à revendre uniquement le droit d’utilisation du programme d’ordinateur concerné correspondant à un nombre d’utilisateurs qu’il aura déterminé » (pts 69 et 70).

Réside ici un problème de preuve. En théorie le droit d’auteur autorise que soit si le revendeur du logiciel d’occasion a bien désinstallé de ses matériels ledit logiciel. Or en pratique ce n’est jamais le cas. S’il s’avère que ledit revendeur ne l’a pas fait, cela constitue un acte de contrefaçon.

3ème limite : Il faut que la licence soit encore valide

On est ici dans le cas d’une licence concédée sans limitation de durée. Dans cette affaires, il n’est fait mention d’aucune limitation de durée pour l’utilisation du logiciel.

On ne pourrait céder une licence concédée pour un temps limité que pendant la durée de cette cession. La revente du logiciel qui aurait sa durée de cession expirée sera considérée comme invalide et constitutive d’un acte de contrefaçon.

Enfin, dans sa solution, la CJUE autorise explicitement le titulaire des droits à employer tous les moyens techniques pour rendre la copie du programme inutilisable, et notamment des mesures techniques de protection.

CONCLUSION

Si on applique cette jurisprudence à tous les logiciels, cela pourrait signifier qu’on pourrait voir apparaitre des systèmes de protection fermés comme l’Apple Store notamment.

Cela pourrait également inciter les éditeurs de logiciel à mettre à la disposition de l’acquéreur initial une licence de courte durée pour éviter que soient revendus leurs logiciels mais l’éditeur pourrait aussi prévoir la location de sa licence.

Cet arrêt implique donc une adaptation du texte relatif aux contrats de licence qui seront consentis à l’avenir et une évolution des modèles économiques de certains éditeurs de logiciels tels que SaaS qui propose des locations distante pour ses programmes.

Enfin il est fort de constater que la législation européenne est différente de celle des États-Unis en effet une décision contraire y a été rendue le 30 mars 2013 : United States District Court, Southern District of New York, n° 12 Civ. 95 (RJS), Capitol Records, LLC v. ReDigi Inc. : dans cet arrêt, il s’agissait d’un site internet qui commercialisait des fichiers musicaux légalement acquis par ses clients sans accord du titulaire des droits : la cour a fait valoir que la copie réalisée dans la mémoire de l’ordinateur du destinataire ne peut être tenue pour licite au regard de la loi américaine, et que la théorie de la première vente ne trouve à s’appliquer qu’à des exemplaires matériels d’une œuvre.

Sarah ABDELMALEK

Présidente de l’association du Master 2 Droit des nouvelles technologies et société de l’information – promotion 2014.